Suite de mon étude de la lettre encyclique Mulieris dignitatem.
Voici trois critères de discernement pour interpréter la Bible et tout ce que nous disons sur Dieu, sur l'humain.
Reprenons ce que fait l’encyclique au n°24 pour interpréter Ep 5. Il est dit d’abord que l’auteur de la lettre aux Ephésiens sait que la soumission de la femme à son mari est dépendante d’une attitude enracinée dans les mœurs et la tradition religieuse du temps, qu’elle relève de l’ « ancien », et donc doit être comprise et vécue de manière nouvelle, s’inspirant de la nouveauté évangélique. Ce qui amène à la conclusion suivante : « Tandis que dans la relation Christ-Eglise, la seule soumission est celle de l’Eglise, dans la relation mari-femme, la soumission n’est pas unilatérale mais bien réciproque ! ». La lettre encyclique poursuit en reconnaissant que des traits de l’ « ancien » subsistent à l’intérieur même des Ecrits néotestamentaires. (Cités à la note 49 de Mulieris dignitatem)Cependant, qu’est-ce qui nous permet de le faire ? Pourquoi déclarer certains textes comme relevant de la nouveauté et d’autres de l’ « ancien » ?
(Certaines Eglises chrétiennes ayant une lecture fondamentaliste, refusent cette position. Women in the Church : scriptural Principles and Ecclesial Practice. A report of the Commission on Theology and Churches Relations of the Lutheran Church, Missouri Synod, September 1985, III.B p 40-42. Elisabeth PARMENTIER cite ce document dans son livre, les filles prodigues, Labor et fides 1998, p 256. En commentant ainsi: “l’Eglise du Synode de Missouri a publié en 1985 un texte interdisant catégoriquement aux femmes tout exercice d’autorité dans l’Eglise, position justifiée à partir de l’affirmation…que Dieu a établi un ordre de la création définitive qui implique la soumission de la femme à l’homme; cet ordre de la création…n’est pas aboli mais sanctifié par la rédemption en Christ…parce que le ministère pastoral représente l’autorité de Dieu sur son peuple, celui-ci ne peut être rempli que par l’homme qui a autorité sur la femme »)
La question est d’autant plus importante que la typologie allégorique, elle, n’est pas dite touchée par la nouveauté évangélique et n’est pas dite relevant de l’ « ancien » .
Donc selon quel critère faire ce discernement ?
Pour Segundo, il s’agit de le faire selon les manières mêmes dont la Bible s’est peu à peu constituée et qui permet de comprendre pourquoi tels ou tels textes ont été retenus et sont rentrés dans ce qui forme notre Bible actuelle. Il y a, nous l’avons, vu les traces de débats qu’on a laissés tels quels et qui montrent un cheminement de pensée par le passage par une crise. Mais il y a aussi des choix qui font du tri et qui sélectionnent. Selon quel critère ? Comment ?
1-Le critère de la libération
« Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? »
(Lc7/20) Cette question est une demande de discernement. Sur quel critère, reconnaître celui qui vient de Dieu ? La réponse de Jésus se situe au niveau de la libération : « Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu, les aveugles voient, les boîteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (Lc 7/21-23)
La libération d’un homme est le signe digne de foi et suffisant pour discerner la présence de Dieu. C’est un discernement qui est confié à la responsabilité humaine. Mais qui va pouvoir faire ce discernement selon ce critère de libération ? Ceux qui ont condamné Jésus n’ont pas été sensibles à ce critère. Seul l’homme qui est déjà accordé aux priorités du cœur de Dieu saisira cette communication de Dieu. Le discernement de ce qui est présence ou révélation de Dieu dans l’histoire d’Israël ou de Jésus n’est donc pas le fait de Dieu, c’est aux hommes qu’est donnée la responsabilité d’opérer un tel discernement en découvrant les priorités de Dieu.
Le peuple d’Israël a, quant à lui, expérimenté la présence salvifique de Dieu quand il le libérait de l’oppression. Moïse découvre la présence de Dieu dans le désir des hommes de se libérer de l’oppression. Il découvre l’écart entre cette oppression et la volonté de libération qui est en Dieu. L’auteur biblique a trouvé important de raconter cela, car dans les faits de ce passé, il voyait une présence révélatrice de Dieu. Retenir cela et pas autre chose présuppose une foi anthropologique car s’il ne l’avait pas, ces faits seraient tombés dans l’oubli : Dieu ne peut accepter cette situation d’oppression, il veut la modifier. Qu’est-ce qu’une foi anthropologique pour Segundo ? C’est une foi en des valeurs qui déjà structurent la vie d’un homme. Pour fonder une foi religieuse en discernant, entre plusieurs voix, celle qui procède de l‘absolu, l’auteur biblique n’a d’autres valeurs que celles qui structurent sa vie. Pour faire cela, pour faire ce choix, c'est-à-dire, ce discernement de raconter cela et pas autre chose, il n’a pas d’autres repères. Il est sans Bible, sans parole de Dieu, sans signe, sans dépôt. Il choisit un absolu qui doit vouloir la libération du peuple. L’auteur biblique doit avoir la même foi anthropologique que Moïse et ses contemporains, la contagion d’un même enthousiasme, d’un engagement pour qu’il tienne pour inspiré tel récit et qu’il choisisse de l’écrire. Pour cela des choix ont été toujours été faits, que ce soit au niveau de la tradition orale, des rédacteurs, du rédacteur final. Il y a cette même foi anthropologique chez le lecteur quand il tient pour inspiré l’auteur de l’Exode.
Ces choix se sont faits avant que la Bible existe et pour qu’elle existe. C’est ce discernement qui a formé la Bible.
Comment ce critère de discernement peut-il s’appliquer à ce que nous dit la Bible du rapport homme-femme ?
Privilégier la soumission réciproque et déclarer anciens les textes néotestamentaires défavorables aux femmes est discernement suivant ce critère de libération. Le Dieu de l’Exode, le Dieu libérateur de son peuple ne peut vouloir que la moitié de sa création, la moitié de son peuple reste dans la soumission. De ce point de vue, la lettre encyclique est conforme (sans le dire) à ce critère de discernement.
Par contre, fonder une anthropologie sur une typologie allégorique de l’épouse qui met le féminin uniquement du côté de la réponse humaine, ne pouvant pas, de ce fait, représenter l’initiative divine, n’est pas un discernement selon ce critère de libération car cela maintient le féminin en situation subalterne. De ce point de vue, la lettre encyclique n’applique pas ce critère de libération.
2-Le critère de la bonté de la nouvelle : Est-ce une bonne nouvelle ?
Le discernement doit se poursuivre dans l’interprétation. L’interprétation est-elle vraiment un Evangile, une bonne nouvelle ? Pour expliciter cela, Segundo donne l’exemple de la mort du Christ. Jésus est mort sur la croix par amour pour obtenir le pardon. Cette donnée de la foi est une bonne nouvelle si on l’interprète comme l’amour que Dieu a pour l’homme, comme l’importance que l’homme a aux yeux de Dieu. Mais cela a donné lieu au cours de l’histoire du christianisme à d’autres conclusions : le péché de l’homme était tellement monstrueux qu’il ne pouvait être pardonné que par la mort du Fils. Ici il s’agit d’une double mauvaise nouvelle. Non seulement cela montre une liberté humaine qui conduit au désastre mais aussi un Dieu qui ne peut pardonner qu’au prix du sang de son Fils. « Un Dieu d’amour n’est pas compatible avec un être qui peut être offensé au point de devoir sacrifier son Fils pour rester en paix avec soi-même et se réconcilier avec l’offenseur sans manquer à la justice »
( Qu’est-ce qu’un dogme ? p 507)
Si nous appliquons ce critère de bonne nouvelle concernant notre question, il y a bonne nouvelle à privilégier Ga 3/27-29 et déclarer « ancien » par exemple 1Tm2/11-15 car le texte de Ga est un vrai « défi de l’éthos de la Révélation »( MD 25) , capable de libérer de tout sexisme. Mais c’est une mauvaise nouvelle de dire dans ce même numéro 25 que « le symbole de l’Epoux est de genre masculin », de ne rien dire de la configuration au Christ des femmes par le baptême»( «… par le baptême, en effet, nous sommes rendus semblables au Christ : ‘car nous avons tous été baptisés en un seul Esprit pour n’être qu’un seul corps’ ( 1 Co 12/13)…Tous les membres doivent se conformer à lui jusqu’à ce que le Christ soit formé en eux (cf Ga 3/19). C’est pourquoi nous sommes assumés dans les mystères de sa vie, configurés à lui, associés à sa mort et à sa résurrection, en attendant de l’être à son règne » Lumen gentium 7), ce qui a pour conséquence un empêchement pour les femmes, en tant que telles, d’exercer des charges de gouvernement, de sanctification, d’enseignement dans l’Eglise( Et dans la société , car cela justifie, par sa prétention ontologique, des législations qui privent les femmes ou leur rendent difficile l’accès aux responsabilités politique, économiques, sociales.). Mauvaise nouvelle pour elles et pour tous car privant l’Eglise de la richesse de ce service.
3-Discernement par l’engagement existentiel du lecteur : est-ce un engagement humanisant ?
Le discernement qui a fait la Bible et le discernement pour la lire, concerne aussi toutes les expressions de la foi, par exemple les textes liturgiques. Segundo donne l’exemple d’une oraison du Missel romain : « Dieu éternel et tout puissant, qui régis l’univers du ciel et de la terre : exauce, en ta bonté, les prières de ton peuple et fais à notre temps la grâce de la paix »( Prière d’ouverture du missel romain au 2ème dimanche ordinaire) Cette oraison contient une affirmation : Dieu règne sur le ciel et sur la terre alors que dans le texte du Notre Père, il s’agit, non d’une affirmation mais de la demande que sa volonté se fasse enfin sur la terre comme elle se fait déjà dans le ciel. L’affirmation de cette oraison est d’abord erronée : la terre telle qu’elle est actuellement ne reflète pas ce que Dieu veut mais plutôt ce qu’Il déteste. Segundo s’étonne qu’une telle oraison existe mais surtout qu’elle ne choque pas. Cela ne choque pas celui pour qui la foi n’est pas la joie, la raison, le sens de sa vie. Elle choque celui que l’Evangile a rejoint, qui a fait de lui, les critères de ses choix et qui est conscient de l’écart entre la réalité vécue et ce que Dieu veut. Cela choque celui qui vit sérieusement l’aventure de Jésus. Car il peut percevoir la contradiction que comporte cette oraison, donc en faire l’occasion d’une crise qui aboutit à une compréhension plus profonde, plus riche du message chrétien. Il entre en crise quand il se rend compte du caractère pré-chrétien de cette oraison selon laquelle Dieu gouverne la terre. Mais pour cela, il faut être convaincu que Dieu est loin de régner sur la terre, que bien des aspects de ce qui s’y passe est bien plutôt objet de sa colère que de son approbation. Pour cela encore, il est nécessaire d’être en accord avec cette critique de situations déshumanisantes qui règnent sur notre terre, sensible à leur caractère intolérable. Si l’on pense, pour ne prendre qu’un exemple, que l’avortement sélectif des filles en certains pays d’Asie est normal (B.MANIER, Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie, Ed La découverte, Paris, 2006), on ne sera pas choqué par cette oraison.
Le discernement est donc partie prenante d’une conversion. Convertir en réflexion expérimentale sa recherche de la substance du message chrétien car la révélation continue de nous découvrir les secrets de notre expérience existentielle. La révélation a pris fin avec le Christ mais le Christ n’a pas pris fin. Il complète le Royaume en s’appuyant sur nous.
« La bonne nouvelle humanisante de la Résurrection de Jésus consiste en ce que, si Lui a été constitué Fils de Dieu avec pouvoir, nous autres, ses frères, nous sommes également constitués fils en Lui. Et en tant que fils, héritiers de l’univers, d’un univers incomplet que nous devons arracher à son inutilité grâce à la liberté créatrice qui nous a été donnée gratuitement » ( Qu’est-ce qu’un dogme ? p 509)
Pour cela il faut comprendre la bonne nouvelle de l’Evangile comme vitale, liée à l’expérience et inscrire dans notre monde des projets au service de l’amour et de l’humanisation. De ce point de vue la lettre encyclique pose de vrais fondements pour un engagement au service de l’amour et de l’humanisation. Affirmer avec force l’égale dignité de l’homme et de la femme, image de Dieu, créés pour eux-mêmes, est en soi, une protestation contre toute forme de discrimination et donc, par exemple, une protestation contre les avortements sélectifs de filles.
Par contre, la typologie allégorique de l’encyclique, mettant les femmes dans l’impossibilité de représenter l’Epoux, conforte (sans le vouloir et le dire expressément) des mentalités, des pratiques, des institutions, des cultures qui empêchent les femmes d’accéder à tous les postes de responsabilité dans la société et dans l’Eglise, dans tout ce qui demande autorité, initiative.