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7 janvier 2013 1 07 /01 /janvier /2013 23:55

 

Suite de « bonnes pages » d’Adolphe Gesché

Dieu pour penser la destinée, p 156 à 159

 (Editions du Cerf 2004 ISBN 2-204-05285-X)

N'est-ce pas un luxe inexcusable que de se poser la question de Dieu, alors que tant d'urgences et de priorités concrètes nous requièrent dans ce monde ? Dans ce monde où il y a la faim, l'injustice, la violence, la guerre, la pauvreté ?Coupable distraction métaphysique que de s'arrêter au problème de Dieu alors que « la maison de l'homme brûle » ?

Il ne s'agit pas d'évasion, si nous nous rendons compte que dans ce mot « Dieu » se trouve ultimement symbolisée, rassemblée et déterminée toute une manière de comprendre l'homme et la société, le type d'homme et de société qu'on veut ou qu'on ne veut pas. À ce titre, être au clair avec l'idée de Dieu, c'est en fait porter son attention sur ce qui, fondamentalement, détermine une certaine image du salut de l'homme et de la société.

L'idée de Dieu, en effet, n'est jamais, que nous le voulions ou non, une idée totalement « innocente ». Toute image de Dieu commande et implique partiellement une certaine idée de la société et de l'homme. S'interroger sur Dieu n'est donc pas poser une question gratuite ; c'est, d'emblée, poser – et poser radicalement, dans sa racine – la question bien actuelle et urgente du rapport que nous souhaitons entre les hommes. Un rap­port entravé ou sauvé par l'idée de Dieu ?

La sociologie a éveillé notre attention sur ceci : que la façon dont nous nous représentons Dieu et son salut est, pour une part, forgée par les intérêts et les modèles sociaux qui sont les nôtres'. Au XVIIème siècle, la manière dont on conçoit Dieu est partiellement dépendante de celle dont on conçoit la société, fortement hiérarchisée et monarchiques ; au XIXème siècle, la manière dont souvent on conçoit Dieu, garant d'un ordre social, fondé sur la propriété (code Napoléon) et la production (révolution industrielle), est largement tributaire d'un modèle de société où ce qui compte c'est un certain type de rendement et de progrès -, où la pauvreté est signe de paresse, voire de stigmatisation divine'. On pourrait multiplier les exemples, qui tous montreraient que jamais – la chose est d'ailleurs inévitable – l'image de Dieu n'est parfaitement « objective », qu'elle est toujours culturellement chargée.

Plus important : l'image de Dieu qui a ainsi été en partie commandée par des modèles et des intérêts sociaux – « image instituée » – devient par une sorte de choc en retour « image instituante » : au nom de l'image de Dieu, reflet de nos structures sociales, nous allons nous mettre à légitimer un type de société et en condamner peut-être un autre qui veut naître, mais n'est pas conforme aux intérêts dominants. Au nom d'une théologie qui souligne en Dieu le Maître tout-puissant, le Père monarchique qui veut l'ordre et la soumission, on va, au XVIIe siècle, légitimer théologiquement un ordre social où le droit du roi, un droit « divin » précisément, est omnipuissant et omniprésent '; où, quand on est né pauvre, il faut voir là un signe de la volonté de Dieu à laquelle on ne peut guère toucher. Même type de réflexe au xixe siècle, où l'idée d'un Dieu qui, par la réussite dans la richesse et l'entreprise, montre de quel côté est le mérite, sert à écarter, comme attentatoires à la volonté de Dieu, plusieurs revendications légitimes et prêche trop souvent la résignation comme seule attitude religieuse ". La religion, alors oui,, a servi d'opium. Elle a été utilisée. Elle s'est écartée du salut.

On le voit donc, se pencher sur l'idée que nous nous faisons de Dieu n'est pas un « problème de luxe ». Si nous sommes préoccupés d'un salut qui a aussi ses dimensions concrètes et terrestres, nous voyons que, avec l'idée de Dieu, nous détenons une clé fondamentale de l'avenir de l'homme. Tant que l'idée de Dieu sera de telle ou telle sorte et n'aura pas été remise en question et modifiée s'il se doit, nous n'aurons pas été à la racine ultime d'une situation que nous voulons éventuellement changer. Le croyant est ici en première ligne, dans la mesure où il détient une clé qui peut ouvrir ou fermer. « Derrière toute politique, il y a une théologie », disait Proudhon ". Ce fut, plus concrètement et très dramatiquement, l'expérience d'un P. Tillich quittant l'Allemagne des années 30 : « Si Hitler était le produit de ce que nous croyions être la vraie philosophie et la seule théologie, il fallait qu'elles fussent toutes deux fausses. C'est par cette conclusion presque désespérée que nous avons quitté l'Allemagne ". » Bien des horreurs qui se passent sur cette terre ne sont pas seulement imputables aux hommes qui ont le pouvoir, mais aussi à ceux qui manient les idées. Mot atroce, mais combien vrai, de Jean Rostand : « X... n'a pas de sang sur les mains, il en a sur l'esprit". »

La question qui nous est ainsi posée est celle qui déjà l'était dans l'Ancien Testament : « À qui donc [ou : à quoi donc] avez-vous laissé ressembler Dieu ? » (Is 40, 18), quelle image en avez-vous instituée ? Est-ce celle qui répond à sa vérité et au salut de l'homme, ou celle que vous avez déformée au gré de vos intérêts ? En posant cette question, on ne fait pas outrage à Dieu. Au contraire, c'est parce qu'on veut respecter la vérité de Dieu et sa volonté sur le salut de l'homme, qu'on se montre sensible à ce que nous en faisons. Au reste, ce ne sont pas seulement les sciences humaines qui nous invitent ainsi à revisiter notre tendance à faire Dieu à notre image. Les Pères de l'Église le savaient déjà, qui demandaient que l'on corrigeât sans cesse l'image de Dieu abîmée en idoles par la pente même de notre esprit. Simplement, le développement des connaissances met à jour des sources de formation d'idoles insoupçonnées jusqu'ici. Notre devoir d'aujourd'hui consiste à rencontrer un problème éternel dans les termes où il se pose à nous.

 

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