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10 août 2017 4 10 /08 /août /2017 14:34
Bonnes feuilles de Joseph Moingt

L'HOMME QUI VENAIT DE DIEU

Page 51 et 52

Jésus, toutefois, a pu déclencher une révolution religieuse sans être lui-même un révolutionnaire, ou encore l'être sans avoir mené des stratégies séditieuses. Quand il dénonce les croyances et pratiques liées à la pureté rituelle (Mc 7, 15), il s'en prend à une catégorie fondamentale de toutes les religions anciennes, celle du pur et de l'impur, et à toute la législation rituelle qui en découle… ; de nos jours encore, les règles alimentaires de pureté sont une partie essentielle de la plupart des religions et des spiritualités religieuses, et il n'est pas rare qu'elles sub­sistent alors même que les croyances ont disparu. Sur ce point majeur donc, Jésus est novateur, il est en rupture avec des mentalités et structures inhérentes au concept de religion ; la même remarque est à faire quand il refuse de tenir certaines catégories de personnes pour impures.

Il n'avait pas besoin d'attaquer la Loi ni le culte pour conduire à un dépassement radical de la religion traditionnelle. Il enseigne que l'amour de Dieu et du prochain l'emporte sur les sacrifices du Temple, sur le service cultuel de Dieu (Mc 12, 33) ; par son exemple autant que par ses paroles, il montre que ce même amour rend l'homme juge de la Loi, lui permettant éventuellement de s'en dispenser et même lui en faisant un devoir ; il apprend à ses disciples à chercher la volonté de Dieu comme si elle n'était pas d'avance inscrite dans le texte de la Loi. Sur tous ces points, et ce ne pouvait être par mégarde, il heurtait des principes bien établis dans la religion juive comme dans les autres : il détrônait le sacrifice de sa suprématie absolue, il ébranlait l'assurance de l'efficacité automatique du rite, l'assurance du mérite infailliblement obtenu par l'observance littérale de la Loi, et l'autorité de la lettre sacrée qui perd de son emprise sur les esprits si elle accepte d'être discutée par les uns et les autres et référée à une loi supérieure non écrite.

 

Ni « réforme » ni « révolution », ces comportements et enseignements de Jésus conduisent à la religion intérieure et spirituelle, dont l'évangile de Jean fera la théorie. Mais l’intériorisation de la religion constitue une profonde et radicale « innovation », car elle affranchit l'homme de l'obéissance inconditionnelle à la loi religieuse et de la peur du sacré, elle pose le principe — jusque-là inconnu — de la liberté de l'individu face à la société religieuse, de la liberté de la foi au sein de l'institution religieuse. Avec Jésus apparaît le concept nouveau (et dialectique) d'une religion affranchie des limites du religieux. Conclusion de toute façon justifiée par l'histoire, car les disciples de Jésus d'origine juive n'auraient jamais pu sortir du judaïsme, c'est-à-dire s'affranchir de la Loi divine pour tout ce qui concerne la législation religieuse de leur peuple, s'ils n'y avaient trouvé une incitation dans l'esprit et l'exemple de leur « maître ».

Cette attitude complexe de Jésus — zélée autant que distante — à l'égard de la religion de son peuple explique que sa rumeur était faite de bruits contradictoires ; elle ne colportait pas seulement sa renommée de prophète et de rabbi, mais aussi l'accusation ou le soupçon infamant qu'il pouvait être « possédé de Béelzéboul » (Mc 3, 22), un personnage satanique, irréligieux. N'est-ce pas finalement à ce titre qu'il sera condamné pour « blasphème » (14, 64) ? Le revirement de la foule contre lui à l'issue de son procès n'aurait pas été aussi massif (15, 11) si beaucoup n'avaient gardé de tels doutes au fond de leurs cœurs. Ou plutôt il est légitime de penser que, dans l'esprit de ces mêmes gens qui accouraient au-devant de lui, se côtoyaient l'admiration et la perplexité, la séduction et la frayeur, comme il est compréhensible face à un personnage indéfinissable, en dehors des communes mesures, qui ne se laissait pas enfermer — pour parodier le titre d'un ouvrage bien connu — dans les limites de la simple religion. Et si la rumeur de Jésus continue à intriguer nos contemporains après tant de siècles, en dehors même des cercles chrétiens et alors que plusieurs font le procès de la religion chrétienne ou sup­putent le déclin de l'Église, c'est parce qu'elle donne à pressentir en lui la grandeur d'un homme qui passe les limites de la religion et qui intéresse tout ce qu'il y a d'humain en tout homme.

 

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commentaires

A
Voilà un livre qui m'aiderait certainement, par une sorte de "confortation", à approfondir plus précisément ma propre spiritualité. Je vous en remercie. Ces citations font du bien.<br /> Cherchant ce qui pouvait également me donner à réfléchir, j'ai lu le commentaire de la personne qui écrit sous pseudonyme LEVY. malheureusement, je n'ai quasiment rien compris à ces explications qui me semblent de type théologique intellectuel. C'est ce genre de discours qui m'a toujours éloigné de Jésus.<br /> Je suppose que Monsieur Lévy est un grand spécialiste, mais sa pensée me dépasse totalement et ne m'aide pas à une vie quotidienne qui cherche dans l'Évangile le chemin pour son humanité.<br /> Je m'en excuse auprès de lui.
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L
Impression partagée – dans le sens d’hésitante – tout au long de cette très stimulante lecture. Bien entendu, la personnalité de Joseph Moingt, et l’éclairage que le commentaire apporte aux extraits de son livre, font que chaque développement de l’argumentaire qui se trouve ainsi parallèlement exposé, retient sans cesse l’attention. Et se fixe tout naturellement dans la mémoire, comme c’est toujours le cas pour l’énoncé d’une thèse dont on mesure immédiatement l’importance et l’enrichissement personnel qu’elle apporte. Mais, en même temps, une sorte de gêne survient devant l’idée de rupture que suggère un positionnement de Jésus – fût-il recouvert du terme « d’innovation » - présenté comme entraînant pour ses disciples une sortie du judaïsme.<br /> <br /> Le ‘’je ne suis pas venu pour abolir la Loi mais pour l’accomplir’’ ouvre, semble-t-il, une perspective bien plus vaste et bien plus profonde. Esquissant d’abord une rectification qui est sans doute loin d’être mineure : la ‘’Loi’’ est de fait plutôt une ‘’instruction’’ (traduction première de ‘’Thora’’). Et partir de là, s’instaure le questionnement sur le pourquoi de ces instructions : en les appliquant à la lettre le premier peuple de l’Alliance ne participe-t-il pas au mystère de la Création, c’est à dire à la progression du créer vers son achèvement et sa plénitude ? <br /> <br /> Et le lien indissoluble posé par le prologue johannique entre la participation du Verbe à ce ‘’créer’’ et l’Incarnation de ce Verbe, ne peut-il pas suggérer que l’accomplissement de la Loi consiste en une révélation continue, et rendue progressivement opérante, tout au long du temps imparti à la création de notre univers par le projet de la transcendance ? Révélation de ce que l’amour, s’il est bien une traduction humaine pertinente de ‘’Verbe’’, est l’acteur unique et souverain de ce projet – une révélation dont le discours messianique est le point de départ, et qui introduit dans la législation rituelle et, au-delà, dans l’ensemble des référents de la foi, la signification sur laquelle tous les entrants dans l’Alliance pourront fonder leur confiance et leur espérance. <br /> La Loi, elle aussi, ‘’s’est faite chair’’ : et n’est-ce pas en lui donnant ainsi chair, pour inintelligible et scandaleux que cela ait été ressenti par ses auditeurs, que le Messie l’a dirigée vers son accomplissement ? Ce qui nous reste, à nous, d’inintelligible et de scandaleux – à travers la mort du rabbi galiléen – ne tient-il pas à cet inexplicable qui entoure l’Incarnation : son caractère prématuré qui la rendait irrecevable par ses contemporains ? Sauf à penser que la Loi, en tant que partie prenante au projet de D.ieu, procède nécessairement par des ruptures : non des ruptures dans sa continuité, mais dans le parcours de son élévation. <br /> <br /> Reste que si on ne s’accorde pas avec l’idée que le discours messianique peut-être qualifié de dénonciation « (des) croyances et pratiques liées à la pureté rituelle » - le verbe ‘’dénoncer’’ paraissant trop fortement teinté de réfutation et d’abolition pour rendre compte du positionnement de ce discours -, c’est bien avec enthousiasme et jubilation que se lit à l’exclusion du spirituel qui est affirmée, dans la première citation, à l’encontre des notions du pur et de l'impur. Prises dans les acceptions que les sociétés humaines leur ont données tout au long de l’histoire, et qui leur sont encore invariablement attribuées par la majorité des croyants de toutes confessions, comment ne pas voir qu’elles tiennent la place la plus dramatiquement dominante dans l’expression du mal, de quelque abomination que celui-ci se donne la forme ?
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A
Merci Chère Soeur de cette communication si riche et intéressante pour notre coeur et notre réflexion !
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