L'HOMME QUI VENAIT DE DIEU
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Jésus, toutefois, a pu déclencher une révolution religieuse sans être lui-même un révolutionnaire, ou encore l'être sans avoir mené des stratégies séditieuses. Quand il dénonce les croyances et pratiques liées à la pureté rituelle (Mc 7, 15), il s'en prend à une catégorie fondamentale de toutes les religions anciennes, celle du pur et de l'impur, et à toute la législation rituelle qui en découle… ; de nos jours encore, les règles alimentaires de pureté sont une partie essentielle de la plupart des religions et des spiritualités religieuses, et il n'est pas rare qu'elles subsistent alors même que les croyances ont disparu. Sur ce point majeur donc, Jésus est novateur, il est en rupture avec des mentalités et structures inhérentes au concept de religion ; la même remarque est à faire quand il refuse de tenir certaines catégories de personnes pour impures.
Il n'avait pas besoin d'attaquer la Loi ni le culte pour conduire à un dépassement radical de la religion traditionnelle. Il enseigne que l'amour de Dieu et du prochain l'emporte sur les sacrifices du Temple, sur le service cultuel de Dieu (Mc 12, 33) ; par son exemple autant que par ses paroles, il montre que ce même amour rend l'homme juge de la Loi, lui permettant éventuellement de s'en dispenser et même lui en faisant un devoir ; il apprend à ses disciples à chercher la volonté de Dieu comme si elle n'était pas d'avance inscrite dans le texte de la Loi. Sur tous ces points, et ce ne pouvait être par mégarde, il heurtait des principes bien établis dans la religion juive comme dans les autres : il détrônait le sacrifice de sa suprématie absolue, il ébranlait l'assurance de l'efficacité automatique du rite, l'assurance du mérite infailliblement obtenu par l'observance littérale de la Loi, et l'autorité de la lettre sacrée qui perd de son emprise sur les esprits si elle accepte d'être discutée par les uns et les autres et référée à une loi supérieure non écrite.
Ni « réforme » ni « révolution », ces comportements et enseignements de Jésus conduisent à la religion intérieure et spirituelle, dont l'évangile de Jean fera la théorie. Mais l’intériorisation de la religion constitue une profonde et radicale « innovation », car elle affranchit l'homme de l'obéissance inconditionnelle à la loi religieuse et de la peur du sacré, elle pose le principe — jusque-là inconnu — de la liberté de l'individu face à la société religieuse, de la liberté de la foi au sein de l'institution religieuse. Avec Jésus apparaît le concept nouveau (et dialectique) d'une religion affranchie des limites du religieux. Conclusion de toute façon justifiée par l'histoire, car les disciples de Jésus d'origine juive n'auraient jamais pu sortir du judaïsme, c'est-à-dire s'affranchir de la Loi divine pour tout ce qui concerne la législation religieuse de leur peuple, s'ils n'y avaient trouvé une incitation dans l'esprit et l'exemple de leur « maître ».
Cette attitude complexe de Jésus — zélée autant que distante — à l'égard de la religion de son peuple explique que sa rumeur était faite de bruits contradictoires ; elle ne colportait pas seulement sa renommée de prophète et de rabbi, mais aussi l'accusation ou le soupçon infamant qu'il pouvait être « possédé de Béelzéboul » (Mc 3, 22), un personnage satanique, irréligieux. N'est-ce pas finalement à ce titre qu'il sera condamné pour « blasphème » (14, 64) ? Le revirement de la foule contre lui à l'issue de son procès n'aurait pas été aussi massif (15, 11) si beaucoup n'avaient gardé de tels doutes au fond de leurs cœurs. Ou plutôt il est légitime de penser que, dans l'esprit de ces mêmes gens qui accouraient au-devant de lui, se côtoyaient l'admiration et la perplexité, la séduction et la frayeur, comme il est compréhensible face à un personnage indéfinissable, en dehors des communes mesures, qui ne se laissait pas enfermer — pour parodier le titre d'un ouvrage bien connu — dans les limites de la simple religion. Et si la rumeur de Jésus continue à intriguer nos contemporains après tant de siècles, en dehors même des cercles chrétiens et alors que plusieurs font le procès de la religion chrétienne ou supputent le déclin de l'Église, c'est parce qu'elle donne à pressentir en lui la grandeur d'un homme qui passe les limites de la religion et qui intéresse tout ce qu'il y a d'humain en tout homme.