Il y a 3 ans, j’ai publié un livre aux Editions BOD. C’est une version abrégée de mon mémoire de maitrise en théologie que j’ai soutenu au Centre Sèvres, facultés jésuites de Paris.
Dans ce livre j’ai voulu décrypter le discours sur les femmes d’une encyclique de Jean-Paul II et en quoi ce discours continue d’être discriminatoire pour les femmes.
Je vais le mettre sur mon blog en plusieurs partie. Une manière de vous le partager mais aussi de le faire connaitre et donner envie de l’acheter !
https://www.bod.fr/librairie/masculin-feminin-ou-en-sommes-nouso-michele-jeunet-9782322077274
Voici le troisième envoi : masculin-féminin 3
Le lourd passif d’un discours avant Vatican II
Allons voir maintenant du côté de Augustin, Thomas d’Aquin et Bonaventure
Saint Augustin
Dans les textes authentiques d'Augustin, on constate une tentative d'inclure le féminin dans la l’image de Dieu. Selon Kari Borensen[1] Augustin est le premier à vouloir explicitement concilier des éléments scripturaires en apparence contradictoires.[2]
Augustin remarque bien une contradiction entre Genèse chapitre 1 verset 27 qui déclare l'humain masculin et féminin, image de Dieu et la première lettre aux Corinthiens chapitre 11 verset 7 à 10 :
L’homme est l’image et la gloire de Dieu ; quant à la femme elle est la gloire de l’homme…voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion.
Ce verset est interprété comme une négation explicite de l’image divine chez la femme.
La réponse à cette contradiction se trouve à plusieurs endroits dans son œuvre et peut se résumer en une distinction entre l’esprit qui est image de Dieu et le corps qui est sexué.
La femme en tant qu’elle était aussi créature humaine avait une âme, une âme raisonnable, selon laquelle elle était elle aussi à l’image de Dieu. [3]
Cependant, au niveau corporel, pour Augustin, le corps mâle seul symbolise, par sa supériorité, la partie théomorphe de l’âme humaine tandis que le corps féminin, inférieur, symbolise la partie qui n’est pas à l’image de Dieu. [4]
Mais c'est dans son livre De Trinitate qu'il pose une affirmation forte de la femme image de Dieu avec, cependant, une différence discriminante :
D’après la Genèse, c’est la nature humaine en tant que telle qui été faite à l’image de Dieu, nature qui existe en l’un et l’autre sexe et qui ne permet pas de mettre la femme à part, quand il s’agit de comprendre ce qu’est l’image de Dieu…
Comment dès lors l’apôtre peut-il dire que l’homme est l’image de Dieu et qu’à ce titre il ne doit pas se voiler la tête, mais que la femme ne l’est pas et doit par conséquent voiler la sienne ? La raison, à mon sens, est celle que j’ai déjà apportée, lorsque j’ai traité de la nature humaine : la femme avec son mari est image de Dieu, de sorte que la totalité de cette substance humaine forme une seule image ; mais lorsqu’elle est considérée comme l’auxiliaire de l’homme - ce qui n’appartient qu’à elle seule - elle n’est pas image de Dieu ; par contre l’homme, en ce qu’il n’appartient qu’à lui, est image de Dieu…[5]
Dans la pensée d’Augustin, on voit donc que, associée à l'homme, la femme est image de Dieu. Mais l'homme n'a pas besoin de la femme pour l'être. Il l'est en lui-même, image parfaite, entière. Et la raison de la non-théomorphie de la femme sans l'homme, c'est son statut d'auxiliaire.
Saint Thomas d’Aquin
Thomas va suivre Augustin dans l'attribution de l'image de Dieu à la femme. Mais comme lui, en y apportant des corrections infériorisantes. Dans la Somme théologique, Thomas se pose la question de savoir si l'image de Dieu se trouve en l'humain seulement selon l’esprit, il répond positivement et cela lui permet de l’attribuer autant à la femme qu'à l'homme.
Aussi faut-il dire que si l'Écriture, après avoir dit : A l'image de Dieu il le créa, ajoute : Homme et femme il les créa, ce n'est pas pour inviter à découvrir l'image de Dieu dans la distinction des sexes, mais parce que l'image de Dieu est commune à l'un et à l'autre sexe, puisqu'elle se réalise au niveau de l'âme spirituelle dans laquelle il n'y a pas de distinction des sexes. C'est pourquoi St. Paul (Col 3,10) après avoir dit : A l'image de son Créateur, ajoute : là il n'est plus question d'homme ou de femme. [6]
Mais il y apporte une restriction :
…pour ce qui est de certains traits secondaires, l'image de Dieu se trouve dans l'homme d'une façon qui ne se vérifie pas dans la femme ; en effet, l'homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que St. Paul eut dit : L'homme est l'image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l'homme, il montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant : Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme, et ce n'est pas l'homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. [7]
Nous avons ici un exemple significatif du caractère discriminant d'une interprétation biblique. Eve tirée du côté d'Adam a pour conséquence que l'homme masculin est pensé principe et fin de la femme : elle vient de lui, créée à partir de lui. Il est principe, comme Dieu l'est, pour l'ensemble de la création, ce qui le place d'une certaine manière du côté de Dieu, et comme le médiateur entre la femme et Dieu. Il n'y a pas réciprocité de l'un pour l'autre mais un sens unique : la femme pour l'homme. C'est ce caractère de subordination propre à la femme qui fait que, pour Thomas, elle ne peut pas refléter l'image de Dieu.
Il est intéressant de voir jusqu’où va son questionnement pour saisir le sexisme d’une pensée.
A la question 92, article 1 de la Somme Théologique, Thomas se demande l'intérêt qu'il y avait à produire la femme.
Il était nécessaire que la femme fût faite, comme dit l'Écriture, pour aider l'homme. Non pas pour l'aider dans son travail, comme l'ont dit certains, puisque, pour n'importe quel autre travail, l'homme pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme, mais pour l'aider dans l'oeuvre de la génération. [8]
La production de la femme est donc conçue comme celle d'une auxiliaire et l'aide apportée est précisée : une aide pour la génération. Elle est produite pour l'homme, pour la maternité, et non pour elle-même.
Ensuite Thomas répond à une objection où il y a la fameuse citation d'Aristote sur la femme, mâle manqué. Il convient de la citer en entier. Car elle montre là où s’enracine la discrination du féminin : une conception erronée de procréation.
Par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de défectueux et de manqué. Car la vertu active qui se trouve dans la semence du mâle vise à produire quelque chose qui lui soit semblable en perfection selon le sexe masculin. Mais si une femme est engendrée, cela résulte d'une faiblesse de la vertu active, ou de quelque mauvaise disposition de la matière, ou encore de quelque transmutation venue du dehors, par exemple des vents du sud qui sont humides, comme dit Aristote. Mais rattachée à la nature universelle, la femme n'est pas un être manqué : par l'intention de la nature, elle est ordonnée à l'oeuvre de la génération. Or, l'intention de la nature universelle dépend de Dieu, qui est l'auteur universel de la nature, et c'est pourquoi, en instituant la nature, il produisit non seulement l'homme, mais aussi la femme. [9]
Thomas reprend ici les idées d'Aristote[10] sur la génération humaine qui affirmait que seule la semence virile était active, le corps féminin n'étant que réceptacle, sorte de couveuse naturelle. Puisque la semence venait de l'homme masculin, il ne devrait naître que des garçons ; s'il y a naissance de filles, c'est à cause d'une défectuosité.
Dans la même question, il répond à l'objection qu'il avait égalité de l'homme et de la femme avant le péché car la sujétion de la femme par l’homme est une conséquence du péché. Il le fait en distinguant deux sortes de sujetion dont l’une est légitime pour lui :
Il y a deux espèces de sujétion. L'une est servile, lorsque le chef dispose du sujet pour sa propre utilité, et ce genre de sujétion s'est introduit après le péché. Mais il y a une autre sujétion, domestique ou civique, dans laquelle le chef dispose des sujets pour leur utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait existé même avant le péché. Car la multitude humaine aurait été privée de ce bien qu'est l'ordre, si certains n'avaient été gouvernés par d'autres plus sages. Et c'est ainsi, de ce genre de sujétion, que la femme est par nature soumise à l'homme, parce que l'homme par nature possède plus largement le discernement de la raison. D'ailleurs l'état d'innocence, comme on le dira plus loin, n'excluait pas l'inégalité entre les hommes .[11]
Pour Thomas donc, l'inégalité entre l'homme et la femme n'est pas une conséquence du péché mais un fait de nature. La femme doit être gouvernée par l'homme parce qu’il possèderait davantage le discernement de la raison et cette sujétion serait en vue du bien de la femme.
Thomas s'interroge également sur la création de la femme à partir de l'homme. Il en donne deux raisons .
La première :
Il convenait que la femme, dans la première institution des choses, fût formée à partir de l'homme et cela beaucoup plus que chez les autres animaux. Ainsi serait accordée au premier homme cette dignité d'être, à la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce, comme Dieu est le principe de tout l'univers. Ce qui fait dire à St. Paul (Ac 17,26) que Dieu " d'un être unique fit tout le genre humain . [12]
Cette première réponse est significative. Elle met le masculin du côté de Dieu, lui conférant une ressemblance avec lui du fait qu'il est principe de l'espèce humaine puisque de lui a été tirée la femme et tout le genre humain. Il est donc à la ressemblance de Dieu, principe de tout l'univers. Le masculin est « principe » à la ressemblance de Dieu qui est principe.
La deuxième :
Parce que, selon Aristote, l'homme et la femme s'unissent chez les humains non seulement pour les besoins de la génération, comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte certaines activités de l'homme et de la femme, et dans laquelle l'homme est le chef de la femme . Aussi convenait-il que la femme fût formée de l'homme comme de son principe. [13]
Dans cette autre raison, il y a un dépassement du seul motif de génération pour justifier l'union de l'homme et de la femme. Ils sont unis pour la vie domestique. Mais cette vie domestique est présentée sous l'angle d'activité propre à l'homme et propre à la femme. Cette vie domestique est hiérarchique. Le texte de la Genèse, selon Thomas, décrirait donc le type de relation entre l'homme et la femme telle que Dieu la voudrait : s'il a créé la femme tirée de l'homme, c'est qu'il aurait voulu que l’homme soit chef de la femme.
En conclusion de ce rapide parcours législatif et théologique, nous avons donc, en ce qui concerne l'image, des textes de droit canonique qui refusaient à la femme la qualité d'image de Dieu. Augustin et Thomas la lui accorderont mais avec les restrictions que nous avons analysées et avec une lecture de Genèse, Eve tirée d’Adam, qui justifierait la place subordonnée de la femme. Donc une législation et des théologiens faisant autorité, qui justifient au nom de Dieu, au nom d’un plan de Dieu, une inégalité de nature.
La citation suivante tirée de St Bonaventure, contemporain de St Thomas, nous signale que ce progrès, même limité chez eux, ne faisait pas l'unanimité.
Le sexe masculin est nécessaire pour la réception des Ordres… car nul ne peut recevoir les Ordres s’il n’est image de Dieu, parce que dans ce sacrement la personne humaine devient d’une certaine manière Dieu ou divine, puisqu’elle devient participante au pouvoir divin. Mais c’est l’homme qui est, en raison de son sexe, Imago Dei, comme il est dit dans le chapitre 11 de la 1ère lettre aux Corinthiens. Il est donc impossible à une femme d’être ordonnée. [14]
La question de l'image est ici décrite dans le cadre de la question du sacrement de l'ordre. C'est l'homme seul qui, pour Bonaventure, serait image de Dieu, la femme ne l'étant pas. Il est nécessaire d'avoir cette image pour devenir d'une certaine manière Dieu en participant à son pouvoir. La femme n'a pas cette image, elle ne peut donc pas recevoir ce sacrement.[15]
[1] K.BORENSEN, Imago Dei, privilège masculin ? Interprétation augustinienne et pseudo-augustinienne de Gn1/27 et 1 Co11/7, Augustinianum 25 (1985) p 213 à 234.
[2] Clément d’Alexandrie avait lui aussi inclus le féminin dans la théomorphie en mettant l'image dans l'âme rationnelle. Pour lui, les femmes sont images de Dieu dans leur âme malgré leur féminité inférieure. Le Pédagogue livre 1, Cerf, 1983, Sources Chrétiennes 70,10 .
[3] AUGUSTIN, De Genesi ad litteram III, 22; CSEL 28, II, 88-90; Bibliothèque Augustinienne = BA 48,266-9.
[4] Déjà cité.
[5] De Trinitate XII, 7,10 ; BA 16,229-31.
[6] THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, 1a q 93 a 6 solution 2.
[7] Idem
[8] 1a q 92 a 1
[9] Idem
[10] ARISTOTE, De la génération des animaux, I, 21. Par exemple : « La femelle est bien, en tant que femelle, un élément passif, et le mâle, en tant que mâle, un élément actif, et c’est de lui que part le principe du mouvement. »
[11] Idem
[12] 1a q 92 a 2
[13] idem
[14] Commentarium in IV Libros Sentatiarum Magistri Petri Lombardi, Div 25, Art.2 Qu.1
[15] Le supplément de la Somme Théologique de Thomas sur ce même sujet n'utilisera pas cet argument puisque pour lui, homme et femme sont image mais utilisera un autre argument : du fait de son état de soumission, la femme ne peut signifier une éminence de degré. Somme Théologique, Supplément q 39 a1.