Le Frère François, moine à Ligugé, nous a fait du bien, tout au long du confinement avec ses articles.
Voici le dernier (provisoirement !) ; merci à lui pour la vérité, la profondeur, la liberté de sa recherche.
Ci-dessous, voici un extrait qui m’a particulièrement rejointe et le lien pour pouvoir lire la totalité de l’article
« Il s’est produit un événement bien plus considérable, bien plus tragique, quelque chose de si énorme et de si douloureux que l’on en parle à voix basse et que bien peu, à vrai dire, se risquent à l’avouer, craignant non seulement de passer pour des transfuges, mais de s’aliéner les relations, les amitiés que leur mutisme (sinon leur mensonge) leur assure. Sous l’effet d’une pression impossible à contenir, venue tout à la fois du dedans et du dehors, implacable comme une réaction chimique, des pans entiers de notre édifice intérieur, de nos représentations familières et de nos certitudes tranquilles se sont effondrés, et nous les voyons, navrés, s’éloigner de nous comme ces morceaux de banquise que mine l’irréversible réchauffement des eaux. Le ciel, « si bleu, si calme, par-dessus le toit », le toit, sur nos têtes, soudain s’effrite comme un stuc. Confronté à la maturation qui s’opère en nous, à la majesté toujours plus évidente de l’Univers et de l’Histoire, à la pluralité légitime et respectable des voies que l’humanité a empruntées pour approcher le mystère qui l’enveloppe et la dépasse, le système solaire, si harmonieux, si ingénu, si rassurant, de nos « célestes vérités » n’apparaît plus que comme la banlieue momentanée d’une incommensurable galaxie. Et nous voilà nus, démunis, grelottant de froid, sous un firmament dont nous ne voyons ni arcs-boutants, ni abside, ni clef de voûte, au beau milieu d’une marche forcée dont le Maximus Poeta (encore lui) a magnifiquement stylisé le paysage et l’allure : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram[1] : nous « avançons, obscurs, sous la nuit solitaire. » Comment n’entendrais-je pas toujours, à plus de quarante ans de distance, et avec le même saisissement, la clameur léonine de Nietzche, telle que je l’entendis, adolescent, au Théâtre du Quai d’Orsay, lors d’une représentation de Ainsi parlait Zarathoustra mis en scène par Jean-Louis Barrault ? « Dieu est mort ! » Et comment ne retiendrais-je pas, dans le sens de la modestie qu’impose cet indiscutable décès, l’Humilité de Dieu du Père François Varillon (1975) et l’Effacement de Dieu de Gabriel Ringlet (2013)? Mais alors, je le demande, l’institution à laquelle j’entends toujours appartenir de tout cœur au titre de ma vocation baptismale et monastique, peut-elle entendre un tel désarroi, un tel désemparement partagé aujourd’hui par tant de chrétiens, par tant d’hommes et de femmes de bonne volonté, sans me rejeter de son sein, et peut-être m’écraser, au titre de cette possession intégrale, immuable et exclusive de la vérité, dont il n’est pas tout à fait sûr qu’elle ait perdu l’instinct, dont il n’est pas tout à fait sûr que, dans son sein, certains ne caressent pas encore le rêve ? Aujourd’hui, l’institution est-elle en mesure de comprendre, d’accompagner, davantage, de bénir le désarroi – non dépourvu d’un gai savoir – de tous ceux qui, en l’espace d’une vie, de quelques années parfois seulement, se découvrent sans rien où reposer leur tête ? Est-elle capable de se convertir en institution de la Nuit ? Comme ce titre inédit serait beau, pourtant, sur son portail ! Mais se peut-il qu’il existe jamais une institution de la Nuit ?...
Beaucoup de chrétiens (en fait, la proportion doit être énorme, terrifiante) se satisfont d’une mythologie chrétienne, non pas ignorance, mais par peur, par paresse, je n’ose dire par intérêt. Beaucoup de chrétiens en restent au stade mythologique, touchant aux origines du monde et de l’homme, touchant aux origines de Jésus, touchant à la résurrection, touchant à ce que l’on appelait jadis les « fins dernières »…
Beaucoup de chrétiens, prenant leurs imaginations pour la chair de Dieu, ont confondu et confondent encore le Dieu incarné avec un Dieu anthropomorphique, projection géante des puissants qu’ils ont portés ou désirent porter sur les trônes de ce monde. L’on a fait jadis un Dieu sur le patron de l’empereur romain qui garantissait au christianisme son statut de religion d’état, plus tard on a fait un Dieu sur le modèle du monarque absolu qui se nommait, non sans quelque aplomb, le « Très-Chrétien » : l’on fait aujourd’hui un Dieu qui n’est, somme toute, que le garant suprême d’une vaste sécurité sociale aux prolongements posthumes. Des voix très autorisées ont fait observer que le monde avait cessé d’être chrétien : je ne suis pas certain (et je ne suis pas le seul) qu’il ait seulement commencé de l’être…
Beaucoup vivent dans la somnolence des certitudes sommaires et confortablement soustraites à toute mise en question : nous, qui sommes entrés dans une agonie où passent notre noblesse d’homme et notre secrète joie, nous leur disons, sur le point de nous lever pour aller à notre destin : Désormais vous pouvez dormir et vous reposer : voici toute proche l’heure… (Mt 26, 45). Nous composons gentiment, poliment, cordialement, avec l’usage et le paysage officiels : comme Pierre et Jésus nous nous acquittons du didrachme (Mt 17, 24-27), comme Paul nous satisfaisons aux rituels de purification (Ac 21, 23-26), mais, en notre for interne, nous sommes rendus plus loin, de plus en plus loin, presque à l’étranger. Nos paroles, notre lucidité, notre énergie dérangent les forces d’inerties (les plus totalitaires qui soient au monde) : mais quoi ! faut-il nous excuser d’être des vivants ? Car il nous incombe à nous, les vivants, de préserver aujourd’hui la foi – la foi nocturne et nue – non des hérésies, mais d’une triple réduction : de sa réduction à un discours mythologique, si rassurant soit-il ; de sa réduction à un discours moralisateur, si édifiant soit-il ; de sa réduction à un discours humanitaire, si généreux soit-il. Les trois péchés-mignons, en somme, du discours ecclésiastique. À la phraséologie intempérante de « l’amour », ressassée partout ad nauseam sur les lèvres ecclésiastiques et servant de cache-misère à une lamentable jachère intellectuelle, nous préférerons des arêtes plus vives, des inquiétudes plus fécondes et des aridités plus ardentes. Attendu que la foi véritable met à vif et à vide, le service ecclésial de la parole devrait consister à désigner, à attiser notre béance existentielle plutôt qu’à la combler avec un décor, voire des bibelots, qui humilient son inaliénable grandeur.