Je continue à publier mon étude sur l’encyclique Mulieris dignitatem.
Elle apporte une heureuse rupture sur la question du féminin par rapport à l’enseignement classique. Malheureusement, l’encyclique omet de dire que c’est une rupture. C’est dommage car des lecteurs non connaisseurs de l’histoire théologique de l’Eglise catholique peuvent, à tort, penser que ce fut la doctrine constante depuis 20 siècles. Il n’en est rien. Dans l’article précédent, nous avons vu la pensée d’Augustin. Voici maintenant celle de Thomas d’Aquin.
Thomas va suivre Augustin dans l'attribution de l'image à la femme. Mais comme lui, en y apportant des corrections infériorisantes. Quand dans la Somme théologique, Thomas se pose la question de savoir si l'image de Dieu se trouve en l'homme seulement selon l'esprit, il répond positivement et cela lui permet de l'attribuer autant à la femme qu'à l'homme.
« Aussi faut-il dire que si l'Écriture, après avoir dit : A l'image de Dieu Il le créa , ajoute : Homme et femme Il les créa , ce n'est pas pour inviter à découvrir l'image de Dieu dans la distinction des sexes, mais parce que l'image de Dieu est commune à l'un et à l'autre sexe, puisqu'elle se réalise au niveau de l'âme spirituelle dans laquelle il n'y a pas de distinction des sexes. C'est pourquoi S. Paul (Col 3,10) après avoir dit : " A l'image de son Créateur ", ajoute : là il n'est plus question d'homme ou de femme. » (THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, 1a q93 a6 solution 2)
Thomas avait déjà établi cette même affirmation à la question 92 article 4 pour répondre à la question : l'image de Dieu est-elle en tout homme?
« Si l'on considère la réalité dans laquelle réside principalement la qualité d'image, à savoir la nature intellectuelle, l'image de Dieu se trouve aussi bien chez la femme que chez l'homme. Aussi c'est après avoir dit : A l'image de Dieu Il le créa (l'homme), que la Genèse ajoute : Homme et femme Il les créa " ; et, commente S. Augustin, il dit au pluriel: Il les créa pour que l'on ne pense pas que les deux sexes avaient été réunis en un seul individu. » (1a q92 a4)
Mais il y apporte des restrictions qu'il est bon de citer.
« …pour ce qui est de certains traits secondaires, l'image de Dieu se trouve dans l'homme d'une façon qui ne se vérifie pas dans la femme ; en effet, l'homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que S. Paul eut dit : L'homme est l'image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l'homme , il montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant : Car ce n'est pas l'homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme, et ce n'est pas l'homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. » (Idem)
Nous avons ici un exemple significatif du caractère discriminant d'une interprétation biblique. Eve tirée du côté d'Adam a pour conséquence que l'homme( vir) serait principe et fin de la femme: elle viendrait de lui, créée à partir de lui. Adam considéré comme vir serait principe, comme Dieu l'est, pour l'ensemble de la création, ce qui le placerait d'une certaine manière du côté de Dieu, et comme le médiateur entre la femme et Dieu. Il n'y a pas réciprocité de l'un pour l'autre mais un sens unique: la femme pour l'homme. C'est ce caractère de subordination qui serait propre à la femme qui établirait son incapacité à refléter l'image de Dieu.
A la question 92, article 1, Thomas se demande l'intérêt qu'il y avait à produire la femme.
« Il était nécessaire que la femme fût faite, comme dit l'Écriture, pour aider l'homme. Non pas pour l'aider dans son travail, comme l'ont dit certains, puisque, pour n'importe quel autre travail, l'homme pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme, mais pour l'aider dans l'oeuvre de la génération. »( 1a q92 a1)
Dans cette pensée, la production de la femme est conçue comme celle d'une auxiliaire et l'aide apportée est précisée: une aide pour la génération. Elle est produite pour l'homme, pour la maternité, et non pour elle-même. Dans la solution 1 de la même question, Thomas répond à l'objection 1 où il y a la fameuse citation d'Aristote sur la femme, mâle manqué. Il convient de la citer en entier.
« Par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de défectueux et de manqué. Car la vertu active qui se trouve dans la semence du mâle vise à produire quelque chose qui lui soit semblable en perfection selon le sexe masculin. Mais si une femme est engendrée, cela résulte d'une faiblesse de la vertu active, ou de quelque mauvaise disposition de la matière, ou encore de quelque transmutation venue du dehors, par exemple des vents du sud qui sont humides, comme dit Aristote. Mais rattachée à la nature universelle, la femme n'est pas un être manqué : par l'intention de la nature, elle est ordonnée à l'oeuvre de la génération. Or, l'intention de la nature universelle dépend de Dieu, qui est l'auteur universel de la nature, et c'est pourquoi, en instituant la nature, il produisit non seulement l'homme, mais aussi la femme. »( Idem)
Thomas reprend ici les idées d'Aristote (ARISTOTE, De la génération des animaux, I, 21. Par exemple : « la femelle est bien, en tant que femelle, un élément passif, et le mâle , en tant que mâle, un élément actif, et c’est de lui que part le principe du mouvement ») sur la génération humaine. Pour Aristote, seule la semence virile serait active, le corps féminin n'étant que réceptacle, sorte de couveuse naturelle. Puisque la semence vient de l'homme, il ne devrait naître que des garçons; s'il y a naissance de filles, c'est à cause d'une défectuosité.
Nous avons ici un bon exemple de la manière dont le théologien se confronte au philosophe: il ne remet pas en cause l'information qui lui vient de la philosophie, cependant il la confronte à ce que dit le texte révélé: il ne peut rien y avoir de "manqué" dans la nature dont Dieu est l'auteur, donc la femme n'est pas un être manqué. Mais il le fait cependant par une distinction entre nature particulière et nature universelle qui n'annulerait pas le caractère manqué de chaque individu féminin mais fonderait le caractère non-manqué du fait féminin universel par son ordination à la génération.
Dans la même question, la solution 2 répond à l'objection qu'il devait y avoir égalité de l'homme et de la femme avant le péché car la sujétion est une conséquence du péché.
« Il y a deux espèces de sujétion. L'une est servile, lorsque le chef dispose du sujet pour sa propre utilité, et ce genre de sujétion s'est introduit après le péché. Mais il y a une autre sujétion, domestique ou civique, dans laquelle le chef dispose des sujets pour leur utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait existé même avant le péché. Car la multitude humaine aurait été privée de ce bien qu'est l'ordre, si certains n'avaient été gouvernés par d'autres plus sages. Et c'est ainsi, de ce genre de sujétion, que la femme est par nature soumise à l'homme, parce que l'homme par nature possède plus largement le discernement de la raison. D'ailleurs l'état d'innocence, comme on le dira plus loin, n'excluait pas l'inégalité entre les hommes ».( Idem)
Pour Thomas donc, l'inégalité entre l'homme et la femme ne serait pas une conséquence du péché mais un fait de nature. La femme doit être gouvernée par l'homme parce qu’il possèderait davantage le discernement de la raison. Cette sujétion serait en vue de son bien.
Thomas s'interroge également sur la création de la femme à partir de l'homme. Il en donne 3 raisons . Première raison :
« Il convenait que la femme, dans la première institution des choses, fût formée à partir de l'homme et cela beaucoup plus que chez les autres animaux.: Ainsi serait accordée au premier homme cette dignité d'être, à la ressemblance de Dieu, le principe de toute son espèce, comme Dieu est le principe de tout l'univers. Ce qui fait dire à S. Paul (Ac 17,26) que Dieu " d'un être unique fit tout le genre humain ». (1a q92 a2)
Cette première réponse est significative. Elle met le masculin du côté de Dieu, lui conférant une ressemblance avec Lui du fait qu'il serait principe de l'espèce puisque de lui a été tirée la femme et tout le genre humain. Il serait donc à la ressemblance de Dieu, principe de tout l'univers. Le masculin serait principe à la ressemblance de Dieu qui est principe.
2ème raison :
« Afin que l'homme chérît davantage la femme et s'attachât à elle de façon plus inséparable, sachant qu'elle avait été produite de lui, aussi est-il dit dans la Genèse (Gn 2,23) : Elle fut tirée de l'homme ; c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme. Ce qui était d'ailleurs particulièrement nécessaire dans l'espèce humaine, où l'homme et la femme demeurent ensemble pendant toute la vie, à la différence des autres animaux. » (idem)
La deuxième raison de la production de la femme par l'homme est affective: il la chérira et s'attachera davantage à elle et ce lien sera pour la vie.
3ème raison :
« Parce que, selon Aristote, ‘ l'homme et la femme s'unissent chez les humains non seulement pour les besoins de la génération, comme chez les autres animaux, mais aussi pour la vie domestique, qui comporte certaines activités de l'homme et de la femme, et dans laquelle l'homme est le chef de la femme ‘. Aussi convenait-il que la femme fût formée de l'homme comme de son principe. » (idem)
Dans cette troisième raison, il y a un dépassement du seul motif de génération pour justifier l'union de l'homme et de la femme. Ils sont unis pour la vie domestique. Cette vie domestique est présentée sous l'angle d'activité propre à l'homme et propre à la femme. Dans la pensée de Thomas, cette vie domestique ne peut être que hiérarchique. Le texte de la Genèse, selon Thomas, décrirait donc le type de relation entre l'homme et la femme telle que Dieu la voudrait. S'il a créé la femme tirée de l'homme, c'est qu'il voudrait qu'il soit son chef.
En ce qui concerne l'image, nous avons donc des textes de droit canonique qui refusent à la femme la qualité d'image de Dieu. Augustin et Thomas la lui accorderont mais avec les restrictions que nous avons analysées et une lecture de Genèse qui justifierait la place subordonnée de la femme.
La citation suivante tirée de St Bonaventure, contemporain de St Thomas nous signale que ce progrès, même limité chez eux, ne faisait pas l'unanimité.
« Le sexe masculin est nécessaire pour la réception des Ordres…car nul ne peut recevoir les Ordres s’il n’est image de Dieu, parce que dans ce sacrement la personne humaine devient d’une certaine manière Dieu ou divine, puisqu’elle devient participante au pouvoir divin. Mais c’est l’homme qui est, en raison de son sexe, Imago Dei, comme il est dit dans le chapitre 11 de la 1ère lettre aux Corinthiens. Il est donc impossible à une femme d’être ordonnée »( Commentarium in IV Libros Sentatiarum Magistri Petri Lombardi, Div 25, Art.2 Qu.1)
La question de l'image est ici décrite dans le cadre de la question du sacrement de l'ordre. C'est l'homme seul qui serait image de Dieu, la femme ne le serait pas. Il est nécessaire d'avoir cette image pour devenir d'une certaine manière Dieu en participant à son pouvoir. La femme n'ayant pas cette image, elle ne pourrait donc pas recevoir ce sacrement.( Le supplément de la Somme Théologique de Thomas sur ce même sujet n'utilisera pas cet argument puisque pour lui, homme et femme sont image mais utilisera un autre argument : du fait de son état de soumission, la femme ne pourrait signifier une éminence de degré. ST, Suplément q 39 a1)