Un livre à lire...pour écouter l'Evangile autrement:
L'Evangile inouï de Dominique Collin op Editions Salvator 2019
Voici un extrait de ce livre p 50-52
Générosité de la perte !
Écouter l’Évangile, c’est donc à la fois entendre qu’il parle à moi et, dans le même temps, consentir à perdre mon « moi ». C’est pourquoi, nous l’avons dit, l’Évangile n’est « heureuse annonce » que pour les pauvres : il ne peut être entendu qu’en passant par l’épreuve de la perte.
C’est ce qu’entend nous dire le passage de l’onction à Béthanie qui précède le récit de la passion du Christ et en donne le sens.
Une femme ose ce geste « fou », déplacé même, tellement il paraît démesuré (« En vue de quoi cette perte de parfum a-t-elle été faite ? Car ce parfum pouvait être vendu plus de trois cents deniers et donné aux pauvres », Me 14, 5) : elle brise un flacon d’un parfum de grand prix et le répand sur la tête de Jésus. Les spectateurs qui s’indignent de ce geste intempestif ont pour eux la raison : le prix du parfum, équivalent à un an de salaire pour un ouvrier agricole, n’aurait-il pas pu servir à meilleur usage qu’à être gaspillé ainsi ? Mais est-ce le souci des pauvres qui les fait ainsi réagir où est-ce la perte de la valeur marchande du parfum qui les excède (« en vue de quoi cette perte... ») ? Pourquoi la perte les irrite-elle à ce point si ce n’est parce qu’ils assimilent la gratuité à du gaspillage ? Ils ne supportent pas la gratuité car ils lui préfèrent l’utilité, l’efficacité, le rendement, bref tout ce qui répond à leur besoin.
L’intervention de Jésus tente de déplacer leur jugement de valeur : « Elle a accompli sur moi une belle œuvre [...], à l’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement » (Me 14, 6-8). Un geste gratuit est toujours gracieux (« une belle œuvre »), il nous introduit dans un monde où ce qui compte vraiment ne se compte pas. En faisant ce geste, la femme montre qu’elle a saisi ce que les « messieurs » présents ne peuvent pas comprendre : si le corps de celui qui a invité à oser perdre sa vie pour la gagner est, aux yeux des calculateurs et des profiteurs, un corps perdu pour rien, pour ceux qui connaissent la valeur d’une vie donnée gratuitement, ce corps n’a pas de prix.
En répandant un parfum de grande valeur sur ce corps voué d’avance à l’ensevelissement, la femme reconnaît le prix inestimable d’une vie qui n’a jamais voulu se complaire en elle-même. Par son geste fou, étranger au calcul, empreint de reconnaissance envers une vie offerte, la femme ressemble au Christ et montre comment il est possible de vivre une fois pour toutes : chaque fois que nous consentons à faire mourir ce qui est déjà mort, notre « moi » infantile et régressif, alors nous expérimentons qu’il y a une manière de perdre qui rend vivant.
Telle est l’inouïe « bonne nouvelle » : que pas un acte de gratuité n’est perdu puisqu’il témoigne que la vérité de la Vie est de se partager sans rien garder pour elle.
Mettant en valeur la « belle œuvre » de la femme, le Christ ajoute ces paroles surprenantes : « En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera raconté en mémoire d’elle » (Me 14, 9). La seule mémoire prescrite de tout l’Evangile de Marc : celle qui veut honorer le geste d’une femme !
Certes, il est logique que partout où cet Evangile est proclamé, on y entende le récit de la « belle œuvre » faite par cette femme, mais cela ne vaut-il pas pour tous les autres faits et gestes racontés par les Evangiles ? Pourquoi faire mémoire de ce geste en particulier (alors même que le dernier repas du Christ avant sa passion ne reçoit pas, dans l’Evangile de Marc, d’ordre de réitération) ? C’est que la « bonne odeur » d’un parfum de grand prix est une métaphore expressive de l’Évangile : répandu en pure perte (puisqu’on ne récolte rien d’un parfum), rien ne peut empêcher sa diffusion, son expansion a quelque chose d’infini. Et l’Évangile, comme le parfum, « transporte » en tout lieu la fragrance insaisissable de l’amour plus fort que la mort. L’Evangile est le mémorial d’une vie réduite à rien et qui, pourtant, est restée sauve du néant.