Le livre d’Esther est un des rares livres de la Bible qui porte le nom d’une femme.
Dans un livre qui a pour titre « les subversives", le bibliste André Lacoque présentent 5 femmes qui jouent un rôle central : la Shulamite du Cantique, Ruth, Esther, Suzanne et Judith. Les livres ou partie de livre qui en parlent, font tous partie d’une littérature biblique non conformiste. Ils appartiennent à la littérature contestataire du second Temple. Ils ont eu des difficultés à entrer dans le canon juif, de ce fait ils portent trace par leur existence même de la difficile conversion quant à la situation des femmes et au regard posé sur elles.
Ils sont contestataires de la dégradation de la situation des femmes depuis le retour de l’Exil, en particulier par le refus des mariages mixtes et le renvoi des femmes étrangères ( ce qui fait porter implicitement la faute aux femmes)
Attachons-nous plus particulièrement à l’un d’entre eux : Le livre d’Esther. Voilà donc un livre qui porte le nom d’une femme, une femme en est l’actrice principale et sa présence et son action sont décisives pour le salut de son peuple.
1-Ce faisant, cela montre qu’une femme peut être choisie comme instrument de salut.
Dieu choisit aussi des femmes pour sauver son peuple.
2-Par le risque qu’elle prend pour sauver son peuple, le risque de perdre sa vie, elle réalise la figure du serviteur souffrant d’Isaïe 53 et de ce fait préfigure le Christ qui donne sa vie.
3-Elle est une illustration du renversement de situation qui est une des trames essentielles des livres bibliques : les esclaves qui se libèrent (Exode) ; l’esclave qui devient le bras droit du pharaon ( Joseph) ; une femme sauve son peuple au péril de sa vie ( Esther mais aussi Judith).
Esclave et femme, des choix exemplaires de Dieu, pour contester un désordre établi et montrer dans la victoire de ce qui est sans puissance humaine, la victoire de Dieu.
Quand les chances de réussite sont nulles, la victoire remportée par un-e exclu-e, apparaît d’autant plus miraculeuse.
4-Le vis-à-vis masculin d’Esther c’est Mardochée.
Le texte nous montre une relation de communion pour le salut où aucun des deux ne domine l’autre, mais une relation qui se vit dans l’écoute mutuelle et la réciproque « obéissance » :
-Esther obéit à Mardochée en ne révélant pas son origine 2/10.
-Mardochée obéit à Esther quand elle lui demande de justifier son attitude 4/5-7.
-Elle obéit à son ordre d’aller voir le roi 4/8.
-Il obéit à Esther en suivant ses instructions 4/16-17.
Nous avons là une réelle mixité sans domination, ce qui réalise le projet de Gn 1 et contredit la malédiction de Gn3/16c.
5-Il y a dans l’éloge de la désobéissance contenu dans ce livre, un appel à résister à l’injustice.
Mardochée et Esther, tous les 2 s’opposent à un édit royal ou le bravent ( celui de fléchir le genou devant un simple humain ou de se présenter devant le roi sans avoir été convoqué .).
Esther réussit là où Vashti, la première reine a échoué, mais ce faisant, elle lui donne raison.
Vashti avait raison de s’opposer à un ordre injuste du roi. Elle l’a payé cher. Esther réussit là où Vashti a échoué mais elle montre qu’il est juste de refuser d’être traitée en objet qu’on exhibe lors d’un banquet.
6-Le texte hébreu d’Esther ne fait aucune mention de Dieu. Il ne contient aucune prière d’Esther. Il ne fait pas mention d’une intervention de Dieu. Le salut dépend uniquement de la décision d’Esther d’aller voir le roi.
Comme le dit R.M.Halls dans The theology of the book of Ruth, cité par Lacoque :
“Une histoire peut-être éminemment théologique dans son intention sans que l’auteur parle explicitement de Dieu, si l’auteur choisit de laisser ses personnages ou les événements parler pour Lui-Elle.»
L’événement ici, c’est une histoire de salut, le cours de l’histoire qu’une femme a pu changer. Une lutte à main nue contre le mal.
Auteur-es du mal, homme et femme le sont. Victimes aussi mais il existe des injustices qui touchent les femmes en tant que femmes.
L’action d’Esther est décisive pour sauver son peuple. Et ceci sans apparente action divine.
C’est à celles qui sont au point le plus crucial du mal qu’il appartient de lutter contre lui.
Le combat contre le mal est témoignage de Dieu, est engagement pour Lui-Elle, même si son nom n’est pas prononcé.
7- Esther est aussi une belle illustration de la possibilité d’être juif-ve en dehors de la terre d’Israël. Ce faisant, ce livre est bien également dans la ligne des écrits contestataires du 2ème temple.
Contre un judaïsme qui se referme, qui veut protéger l’identité juive contre toute contamination étrangère, il montre qu’on peut ne pas pécher contre son identité en vivant dans un pays étranger. Qu’on peut y devenir reine et accéder à la plus haute responsabilité sans renier sa foi, être intégré-e sans perdre son identité, y vivre un judaïsme ouvert, créateur, autonome vis-à-vis de Jérusalem.
8-Il présente une autre forme de figure de salut que l’Exode. Le salut ici, n’est pas de quitter un pays étranger mais au contraire de pouvoir y rester, de continuer à y vivre dans la paix et la prospérité. Vivre d’une tradition, non sous la forme d’une répétition mais dans une interprétation qui la renouvelle en fonction d’une situation nouvelle.
De ce point de vue aussi, le fait qu’une femme soit héroïne de ce salut, a du sens.
Une tradition figée ne peut que légitimer des stéréotypes où sont enfermé-es les femmes comme les hommes d’ailleurs. Etre confronté-e à des situations nouvelles, pouvoir ouvrir des chemins nouveaux peut libérer aussi un autre type de relation entre les hommes et les femmes.
Ce livre a reçu un accueil mitigé dans les mouvements féministes.
Cela tient à l’extrême sensibilité que certaines d’entre nous peuvent avoir à tout ce qui peut paraître dévalorisant pour les femmes.
Une lecture superficielle peut prêter le flanc à cette critique : une histoire qui commence par une répudiation arbitraire à cause du refus d’être traitée de faire-valoir lors d’une beuverie : femme objet qu’on exhibe ; le choix d’une nouvelle reine parmi celles, vierges et belles qu’on aura ramassées dans tout le pays, et qui se soumettront à un régime de beauté pour satisfaire les besoins sexuels du roi ; ensuite reléguées au harem jusqu’à un hypothétique désir de sa part…
Le point de départ est rude et on comprend qu’on puisse arrêter là la lecture.
Si on en reste là, avec une lecture au premier degré, cela peut légitimer soit un refus de ce livre, soit une justification de comportement machiste.
Une lecture attentive montre que ce récit sensé qui se passe au 5ème siècle sous le règne Xerxès 1er est en fait un conte qui manie l’ironie à outrance : une satire pleine d’humour d’un roi sans personnalité, ce qui tranche avec la force de détermination d’Esther et de Mardochée.
Et même ce point de départ rude n’est-il pas figure de réalités d’hier et d’aujourd’hui ?
Des femmes traitées comme des objets, c’est encore malheureusement une réalité.
La pointe, me semble-t-il, est à chercher dans l’attitude d’Esther : son courage, sa détermination, son audace et son réalisme pour changer ce qui paraît impossible à changer en utilisant la situation qui est la sienne. Sa fragilité même, son hésitation qui nous la rend plus proche et qui montre une peur surmontée par une générosité plus grande encore.
De ce point de vue, ce livre est « pascal », passage de la nuit à la lumière, de l’esclavage à la liberté, du péché au salut. Passage totalement don de Dieu et totalement œuvre humaine, comme le dit si bien St Thomas d’Aquin :
« Il est clair qu’un même effet n’est pas attribué à sa cause naturelle et à Dieu comme si une partie était à Dieu et une partie à l’autre. Il est tout entier de l’un-e et de l’autre, mais suivant des modalités diverses » (2)
(1) LACOQUE, André. Subversives. Un pentateuque de femmes, traduction française de Claude Veugelen. [ The Feminine Unconventional] Paris, Cerf 1992.
(2) St THOMAS D’AQUIN, 3 SCG 70