Conclusion
Ce travail est parti d’une triple interrogation. Tout d’abord, comment expliquer une valeur différentielle attribuée au masculin et au féminin , cause d’inégalités économique, politique, sociale , culturelle, religieuse qui discriminent les femmes et fait qu’on peut parler de « mal au féminin »( Y.GEBARA, le mal au féminin, Réflexions théologiques à partir du féminisme, L’harmattan, 1999). Une des réponses à cette question se trouve dans l’œuvre de l’anthropologue Françoise Héritier(F.HERITIER, Masculin Féminin, II, dissoudre la hiérarchie, Paris, Ed. Odile Jacob, 443p), qui, avec son concept de « valence différentielle des sexes », permet de comprendre le rapport inégalitaire homme/femme, les raisons des changements en cours et leurs résistances. La deuxième interrogation avait pour origine une prise de conscience : nous parlons de Dieu au masculin. Tout au moins en français, anglais, et dans bien d’autres langues. Est-ce le cas de toutes les langues?( Non, puisque au moins une, à ma connaissance, fait exception. En malgache par exemple: Tsara izy s’emploie pour dire à la fois, Dieu est bon, elle est bonne, il est bon).) Y a-t-il une pertinence théologique à une manière de parler de Dieu au masculin ? Pourquoi, ne pourrait-on pas en parler au féminin? Ma troisième interrogation mettait en rapport les deux premières : y a-t-il un lien entre cette valence différentielle et la nomination de Dieu au masculin ? Un lien de cause ? De conséquence ? Aucun lien ?
Devant les bouleversements du rapport hommes-femmes qui font sortir peu à peu de cette valence différentielle des sexes, cause de discriminations, le Magistère a produit un certain nombre de textes de Léon XIII à Jean-Paul II. Pour répondre à cette triple interrogation, j’ai choisi d’en analyser un, Mulieris dignitatem, pour trois raisons. D’abord à cause de son autorité de lettre encyclique la plus récente sur le sujet. Ensuite parce qu’il prend acte de ces bouleversements en les qualifiant de « signe des temps » (MD 1) Enfin, parce qu’il honore ma troisième interrogation en faisant le lien entre anthropologie et théologie.
En lisant cette lettre encyclique, j’ai pu constater une nouveauté à la fois anthropologique et théologique.
Nouveauté anthropologique en rupture avec d’autres documents, théologique (par exemple St Thomas) ou magistériel (comme l’encyclique de Pie XI, Casti connubi de 1930) : la théomorphie des femmes et une lecture renouvelée du chapitre 5 de l’Epître aux Ephésiens, établissant une soumission réciproque de l’époux et de l’épouse dans le mariage.
Nouveauté théologique par la reconnaissance d’une légitime représentation de Dieu au féminin. Cela me semble confirmer le lien qui existe entre anthropologie masculin-féminin et représentation de Dieu puisque cette lettre encyclique elle-même l’établit en parlant de Dieu de manière holistique à partir de la commune image de Dieu pour la femme comme pour l‘homme. Quand il y a non-théomorphie du féminin, il ne peut y avoir une pensée de Dieu qu’au masculin. Par contre la commune théomorphie légitime un langage anthropographique de Dieu ayant des traits féminins comme masculins.
Mais j’ai pu également constater la persistance dans ce texte d’un discours ancien en dissonance avec ces bouleversements. J’ai essayé d’en montrer la logique et les présupposés qui la soutiennent. Cela confirme également mais de manière contradictoire le lien entre anthropologie et théologie, puisque nous y trouvons une représentation typologique et symbolique de Dieu qui met le masculin du côté du divin et le féminin du côté de la créature humaine.
Au cours de ce travail, un aspect de la lettre encyclique m’a particulièrement intéressée. L’auteur reconnaît qu’il puisse y avoir de l’ « ancien » dans les textes du Nouveau Testament. C'est-à-dire persistance de conceptions qui n’ont pas encore été converties par la nouveauté évangélique. De l’ancien dans le Nouveau ! S’il en est ainsi dans le Nouveau Testament, a fortiori il peut en être ainsi dans une lettre encyclique. Traversées par la nouveauté évangélique sont l’affirmation de la théomorphie, la mutuelle soumission de l’époux et de l’épouse, la représentation holistique de Dieu. Persistances de conceptions anciennes non encore rejointes par la nouveauté évangélique est la typologie qui renvoie le féminin du côté de l’humanité réceptrice, lui déniant la capacité de représenter l’initiative de Dieu.
Cette constatation et cette contradiction, dans le texte même de la lettre encyclique, m’a invitée à chercher à quelles conditions le maintien de cette typologie et de cette symbolique peut être dépassée.
Elle peut être dépassée par d’autres interprétations de la figure d’Adam. La lecture de cette lettre encyclique ne remet pas en cause la lecture classique d’Adam masculin. Cela lui permet de fonder une typologie de continuité entre Adam, le Christ, l’homme masculin et le sacrement de l’ordre réservé à l’homme masculin, ceci face à une typologie Eve, Marie, la femme et une vocation pour celle-ci qui l’exclut de ce sacrement dans un projet de Dieu, fondant une vocation différenciée conçue de toute éternité car relevant d’une ontologie. Cette lecture classique, il y a peu de temps encore, était fondée sur une prééminence du masculin sur le féminin. Cette prééminence est très bien montrée, en la cathédrale de Chartres, sur le vitrail du bon Samaritain qui interprète le récit de Luc 10/25-37 avec celui de Gn 2/4-3/24. On peut y voir la séquence suivante : à gauche Dieu insufflant son haleine de vie (Gn2/7) à un humain visiblement masculin, au centre cet Adam masculin seul, et à droite une femme tirée de lui. L’Adam masculin est présent dans les 3 médaillons : avec Dieu, seul, « donnant » naissance à une femme. La femme est seulement présente dans celui de droite et tirée de l’Adam. Nous avons bien là une lecture de Gn 2 et 3 où le masculin est pensé comme le sexe premier créé et le féminin, créé en second et tiré de lui. Une lecture d’image encore plus attentive fait découvrir que le médaillon du milieu, où l’humain masculin est seul, occupe la même place centrale que le médaillon du Christ en majesté qui est au sommet du vitrail. Celui-ci illustre de manière évidente, l’anthropologie qui a prévalu jusqu’ encore récemment et d’une centaine manière, encore maintenant : anthropologie qui est androcentrique, c’est à dire qui fait du sexe masculin, le sexe exemplaire, voulu pour lui-même et qui fait de la femme, un dérivé du masculin, référé à lui, complément de lui.
Une autre lecture de l’Adam de la Genèse permet donc d’interpréter autrement la typologie Adam, Christ. Adam figure de l’humain, Christ homo novo, où pour l’un comme pour l’autre, le féminin est inclus. Ceci remet en cause l’utilisation de cette typologie par la lettre encyclique. L’autre lecture, celle de L.Basset, que nous avons trouvée la remet également en cause d’une autre manière, l’androcentrisme dans le texte même des écrits bibliques est trace du mal déjà là. Donc la typologie Adam, Christ ne doit pas le légitimer.
Nous avons vu que la lettre encyclique renonce à un discours sur la prévalence du masculin sur le féminin mais le réintroduit par l’usage qu’elle fait cette de cette typologie.
Elle peut être dépassée par une conception iconique de la vérité de la révélation qui fait droit à l’histoire, à une vérité qui se cherche et se trouve dans des crises surmontées et non dans une vérité donnée de toute éternité dans un texte figé, qui se cherche et se trouve dans sa capacité à être libératrice, à communiquer une bonne nouvelle et à être humanisante pour tous et toutes. La typologie élaborée par Mulieris dignitatem est figée dans un éternel féminin qui ne s’est pas laissé interroger par les mutations de l’histoire, qui continue d’enfermer les femmes dans un modèle stéréotypé. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour elle et apporte son soutien à des mentalités, des législations qui limitent les femmes dans le plein développement de leurs capacités.
Elle peut être dépassée par une théologie trinitaire qui est modèle de communion non-hiérarchique, d’égalité dans la différence contre une conception unitaire de l’Un qui exclut l’autre. L’autre aux multiples visages mais plus particulièrement l’autre qui a été principalement la femme dans les discours et pratiques sociales et ecclésiales.
Elle peut être dépassée par une anthropologie qui refuse d’enclore la différence dans un savoir. Homme et femme, image de Dieu sans image donc sans représentation, sans discours qui veut l’enclore (donc sans enclore dans des essences séparées, l’homme et la femme) . Mulieris dignitatem a une affirmation forte de l’égale théomorphie mais tout d’abord n’en tire pas toutes les conséquences et ensuite réintroduit une non-théomorphie dans son usage de la typologie Adam, Christ.
Pour tout cela, il faudrait entrer délibérément dans une pensée de théologie historique et une posture de dialogue avec la modernité.
Ghislain Lafont(G.LAFONT, Histoire théologique de l’Eglise catholique, Itinéraire et formes de la théologie, Cerf 1994, Cogitatio fidei 179, p 9 à 13) constate qu’entre 1274 et 1878, il n’y a plus de grand théologien. La Renaissance ne va trouver aucun théologien pour dialoguer avec ce courant profond qu’on peut nommer modernité. La pensée chrétienne va se durcir de plus en plus dans un refus de ce qui est train de naître : l’émergence d’un sujet autonome. Elle va se comporter de plus en plus comme « citadelle assiégée », va laisser la modernité à elle-même et se positionner contre elle. Le concile Vatican II et tout ce qui l’a préparé, est un heureux retour à une posture de dialogue. Mais c’est un chantier touchant tous les aspects de la foi et qui est très loin d’avoir donné tous ses fruits rencontrant même de nombreuses résistances et des retours en arrière depuis un certain temps. Un des éléments fondamentaux de ce chantier est la prise en compte de l’historicité. Cela s’est joué avec force tumulte mais réussite dans le domaine biblique (G.ROUTHIER, Un très grand siècle pour la théologie, dans les grandes révolutions de la théologie moderne, sous la direction de François BOUSQUET, paris, Bayard, 2002, p 153-154) pour sortir d’une lecture fondamentaliste. Cela a déjà permis à nouveau une créativité théologique d’écoles en débat entre elles, débat fructueux, qui peut penser la foi dans les diversités des cultures, prenant en compte la diversité des temps et des lieux.
Mais cela demande encore un grand travail dans d’autres domaines, en particulier celui de l’anthropologie théologique du féminin et du masculin.
L’enjeu est d’importance, c’est celui de favoriser un christianisme qui se positionne de manière claire contre toutes formes de discrimination, pour une libération de toutes et de tous. La manière de parler de la différence homme-femme et la manière de représenter Dieu, font partie de cette libération, soit pour la favoriser, soit pour s’y opposer ou la freiner.
Bibliographie
Jean-Paul II, Lettre apostolique Mulieris Dignitatem, Documentation Catholique n°1972, 20 novembre 1988
Elizabeth A.Johnson, Dieu au-delà du masculin et du féminin, Cogitation fidei 214, Cerf 1999
Anne Carr, Les femmes dans l’Eglise, Cogitatio fidei 173, Cerf, 1993
Alice Dermience, La question féminine et l’Eglise catholique, PIE, Peter Lang, 2008
Elisabeth Parmentier, Les filles prodigues, Labor et fides, 1998
Françoise Héritier, Masculin, Féminin, la pensée de la différence, Ed Odile Jacob, 1995
Françoise Héritier, Masculin, Féminin, dissoudre la hiérarchie, Paris, Ed Odile Jacob
Virginia.R. Mollenkott, Dieu au féminin, Centurion, 1990
Juan Luis Segundo , Jésus devant la conscience moderne, Cerf, Cogitatio fidei 148,1988
Juan Luis Segundo, le christianisme de Paul, Cerf, Cogitatio fidei 151
Juan Luis Segundo, Qu’est-ce qu’un dogme ?, Cerf, Cogitatio fidei 169, 1992
J.Moltmann, Trinité et royaume de Dieu, Cerf, Cogitatio fidei 123,1984